Sobre su obra

Rêves, corps, langage et politique dans
L’Éthique démontrée selon l’ordre poétique.

Publicado en CRICCAL/Université de Paris III Sorbonne-Nouvelle. y en Le texte et la voix. Hommage a Marie-Claire Zimmermann, Editions Hispaniques, Université Paris-Sorbonne, 2016
Por Hervé Le Corre

Pour MCZ, le lys, et puis la rose…

Liliana Lukin (Buenos Aires, 1951) est l’auteur d’une œuvre poétique de longue haleine, depuis Abracadabra (Buenos Aires, Ed. Plus Ultra, 1978) jusqu’aux récents El libro del buen amor (Buenos Aires, Wolkowicz, 2015) et Ensayo sobre el poder (Buenos Aires, Wolkowicz, 2015). Cette œuvre, depuis ses débuts dans un contexte tragique (la dictature argentine), montre une exigence constante de tension du langage poétique. Elle explore tout particulièrement les territoires du corps, du langage et du politique, que ce soit dans Descomposición (1986, poèmes écrits entre 1980 et 1982) ou dans Cortar por lo sano (1987, poèmes écrits en 1983)1. De Descomposición ce poème qui illustre cette première étape, fondatrice, de l’écriture lukinienne :

costurerita

urdir la forma en el género
pegar partes tocar cuerpos
plegar hundiendo agujas sellando
el futuro del cuerpo su disfraz inútil
esa copia de la memoria primera
que añade y recorta tras el brillo
el zumzum de las hojas abriendo
bordes
tajeando ranuras por donde mirar

Le travail de Lukin témoigne aussi, au delà des constantes que nous avons mentionnées, d’une recherche sans cesse renouvelée de formes que nous pourrions globalement qualifier de « dialogales », dans le principe même de projets comme Cartas (1992) ou Las preguntas (1998), qui sont des discours adressés, ou encore, formellement, dans un recueil comme Retórica erótica (2002) où peinture, photographie, calligraphie et typographie constituent cet objet qu’Yves Peyré a nommé le « livre de dialogue »2. Dialogue, intermédiatique et interdiscursif, que poursuit, entre autres, Teatro de operaciones. Anatomia y literatura (2007). Cette démarche vers l’autre, l’autre du discours poétique, l’autre comme sujet, l’autre comme texte, trouve un autre mode d’expression dans le recueil La Ética demostrada según el orden poético, publié en 2011 (Buenos Aires, ed. La Cebra), dans une belle édition ornée d’un travail plastique de Gustavo Schwartz, à partir de l’Agnus Dei de Francisco de Zurbarán, d’une gravure (« El sueño de la razón ») de Francisco de Goya, de l’emblème de Baruch de Spinoza et du texte qui prononce son excommunication (herem)3. Ce recueil est désormais à la disposition du public français dans une traduction de Jacques Ancet, après la publication de quelques-uns des textes qui le composent dans des plaquettes et des anthologies4.

Le dispositif poétique mis en place dans La Ética demostrada según el orden poético, se manifeste d’abord par une architecture globale, en 5 « livres » (« libros »), qui reprend d’évidence les grandes divisions du texte spinozien. Rappelons que l’ Éthique démontrée selon l’ordre géométrique, écrite originellement en latin, est un texte posthume de Spinoza, qui se compose de 5 parties (Pars), parfois nommées « Livres »5 : « I-De Dieu » ; « II-De la nature et de l’origine de l’esprit » ; « III-De l’origine et de la nature des affects » ; « IV-De la servitude humaine, ou de la force des affects » ; « V-De la puissance de l’entendement, ou de la liberté humaine ». Il s’agit, on le sait, d’un texte fondamental, autant dans l’oeuvre spinozienne, dont il contient l’essentiel de la doctrine, que pour la philosophie occidentale.
Le recueil de Lukin (écrit entre 2005 et 2006), se compose plus précisément d’un premier poème « Demostración (habla Baruch de Spinoza) », suivi d’un scolie (« Escolio »), puis de 5 « livres » (« libros »), précédés chacun d’une série de citations extraites de l’Éthique (essentiellement des 2ème, 3ème et 4ème parties), puis d’une série de 6 poèmes (pour un total, donc, de 30 poèmes). Un Appendice (modalité que l’on rencontre aussi dans le texte de Spinoza), alterne de nouvelles citations de l’Éthique et deux poèmes, dont le second, le dernier du recueil, est une reprise, à peine modifiée, du poème apertural.
Si la transvocalisation initiale (« Habla Baruch de Spinoza »), est une stratégie énonciative devenue classique, elle permet d’entrée d’incarner cette espèce de co-auctorialité qui fonde la dynamique globale du recueil. Les citations de Spinoza, dans la traduction d’Ángel Rodríguez Bachiller, généralement 3, 4 ou 5, souvent réunies autour de termes-clés (« los hombres », « la razón », « sociable/sociedad », pour le livre 1, par exemple), souvent, mais pas systématiquement, issues d’une même partie de l’Éthique, constituent à la fois l’affirmation de points fondamentaux de la doctrine spinozienne, mais aussi un répertoire terminologique et une matrice rythmique (reprises, variations). Le texte lukinien montre une indéniable porosité face à la constellation terminologique et conceptuelle formée par le le système citationnel, mais selon une modalité qui constitue la base même du projet de la poète : le « rêve », les différentes modalités du « rêve » plutôt, comme mode d’entrée, presque par infraction, dans l’univers spinozien. Ceci, dès les premiers vers -« Sueño con una puerta/ armo mi cerrojo/como una llave… »-, une « porte » (le terme se retrouve dans la poétique lukinienne, dans le premier poème de Carne de tesoro, 1990, par exemple) qui est une évidente « ouverture » sur l’oeuvre, en même temps qu’elle constitue une partition des espaces : un extérieur, « Como en todos los bellos sueños humanos/la puerta da a un jardín  » (« Demostración », 11) et un intérieur, « pero mi llave abre hacia/adentro », qui n’est pas sans rappeler la lecture deleuzienne de la philosophie de Spinoza : « l’intérieur est seulement un extérieur sélectionné, l’extérieur, un intérieur projeté »6.
Nous allons donc, dans les pages qui suivent, nous interroger sur la « productivité » de ce dispositif poétique, cet « ordre poétique » que Lukin substitue à « l’ordre géométrique » originel, dans une démarche qui, en outre, d’une certaine façon, permet d’inverser, en miroir, la proposition.de Georges Steiner dans Poésie de la pensée où celui-ci, s’interroge sur les « formes du discours », le « style » des textes philosophiques et métaphysiques7. Il s’agira ici de voir comment le poème s’empare de la langue philosophique, s’insinue dans l’échaffaudage conceptuel, profite de l’élan donné par le texte de Spinoza pour en exacerber quelques conséquences, pour le faire travailler au cœur même de sa praxis.
Steiner, en se référant en tout premier lieu à l’oeuvre de Spinoza, parlait du « rêve froid et ardent » qui la « hante »8, selon un double régime que Deleuze avait déjà repéré dans l’Éthique : « l’ensemble continu des propositions, démonstrations et corollaires, comme le mouvement grandiose des concepts, et l’enchaînement discontinu des scolies, comme un lancer d’affects et d’impulsions »9.
L’ Éthique va donc à la fois être une armature de la pensée, ce « clair labyrinthe » dont parle Borges10, et permettre de prolonger une réflexion poétique sur le corps, motif qu’on sait central dans l’oeuvre lukinienne, corps traversé par les affects, le frayage des pulsions, que l’ Éthique spinozienne, dans la réflexion sur les «passions » justement, s’efforce de rendre productif, énergétique et social. Nous verrons donc successivement comment le corps est le lieu privilégié de l’exploration poétique à partir de la proposition que constitue le rêve pour, dans un second temps, voir comment le corps et le langage, le corps du langage, redouble ce travail éthique et politique.

I

La place du corps, de l’inconnu du corps, de sa possible « puissance » (« personne n’a jusqu’à présent déterminé quel est le pouvoir du Corps », Éthique, III, 2, Scolie), dans son alliance indissoluble avec l’âme ou plutôt l’esprit (mens), constitue sans aucun doute une des propositions majeures de la philosophie de Spinoza, de la même façon que son refus du primat de la conscience, par où il se démarque explicitement des options cartésiennes. Comme le rappelle Gilles Deleuze, «il s’agit [pour Spinoza] de montrer que le corps dépasse la connaissance qu’on en a, et que la pensée ne dépasse pas moins la conscience qu’on en a »11. Le recueil de Lukin impose cette corporéité complexe dès le premier poème qui présente quelque chose comme des biographèmes oniriques : Baruch de Spinoza, l’excommunié (« Yo que he sido/echado, expuesto »), « le rebelle », y est ce « philosophe-artisan » qui « polit des (…) lunettes spéculatives » (« Demostración », 18), dont parlait aussi Deleuze12 :

Yo,
que nada tengo, a quien nada
pertenece, he sido arrojado,
Amo mi arrojo,
ese acto contra mí
ha hecho de mi lo que soy:
un artífice,
que documenta la visión:
un revelador y un
rebelado (« Demostración », 11).

La porte du songe de Spinoza, si elle donne sur un jardín, ouvre donc aussi sur l’intérieur, « donde solo /hay sombra, perfume y rumor ». Elle ouvre donc et scelle (« armo mi cerrojo ») en même temps l’accès à ce jardin, à sa « vision » : « amo el resto/de luz que hace posible/ver el jardín donde no /hay un jardín » (« Demostración », 11). Il ne s’agit pas d’un impossible retour au jardin adamique, mais de l’invention d’un lieu où l’homme puisse assumer sa propre paternité, la paternité de son œuvre (« los libros que he/escrito, carne de mi carne », « el texto/en el peligro/concebido »), sous une égide maternelle (« sueño con ser /recibido,/que mi madre/tome mi rostro/entre sus manos ») qui offre une contre-figure de la Synagogue, qui l’expulse. Elle rend possible le nécessaire retour « al regazo aún atroz /del mundo » et la transmission (« sueño con dejar / palabras en el oído/de un niño »). Ce premier poème, par le battement que constitue la porte -le rêve- dégage bien des espaces d’expérience, des espaces de réflexion, de reflets, des espaces optiques de récurrences (le poème adopte une forme circulaire, qui est la matrice du recueil, puisque le poème fait retour à la fin du livre). Une structure spéculaire et spéculative que soulignent encore les illustrations de Gustavo Schwartz (l’agneau divin en miroir, l’homme assoupi de Goya en miroir de l’agneau, le chiasme des pattes nouées de l’agneau, la barre rouge…).
Le premier poème du premier « livre », à l’instar de l’ensemble de cette première partie, déploie cette potentialité du rêve dont on comprend qu’il est lié à la fois au plus profond, au plus énigmatique, et qu’il peut avoir une vertu heuristique. Le violent anachronisme de l’entame : « Siendo que/ ‘el sueño de la Razón/engendra monstruos’/yo deseo que la Razón/no sueñe/sino que obedezca al deseo/y sirva a la necesidad », pose cette tension initiale, très spinozienne, où l’impératif de la Raison, oppose un barrage à la fuite énergétique de la passion « triste », la pulsion thanatique (ici tératologique), c’est à dire qu’il s’alimente de cette passion, du « rêve » comme désir (« deseo »), en en redirigeant l’énergie au service du bien (personnel/commun), comme pensée adéquate (« y sirva a la necesidad »). Aussi ce rêve, le rêve, est-il, ab initio, « incomplet » (« mi sueño es un sueño/incompleto ») et convoque-t-il un autre impératif, qui sera l’objet du deuxième poème : « la potencia de obrar ». Dans ce poème, la « puissance » de l’action est saisie comme « effet » (au sens deleuzien, optique-conceptuel) du rêve :

La potencia de obrar
está en mí como un sueño :
cierro los ojos
y se enciende la máquina
de realizaciones ilusorias.
Los cristales solidarios
dan visiones
donde lo cóncavo o lo convexo
es imaginación
deseo y conciencia (II, 22).

Le poème émet de toute évidence des signes a priori divergents, labiles, fragiles, par où cependant se construit l’appareil, le mécanisme, moins perceptif que conceptuel, qui compose « l’automate spirituel » qu’est l’homme : l’artifice de la vision, la puissance de l’imagination, la question de l’illusion, la perspective sociale et politique (« los cristales solidarios »).
Les poèmes qui suivent, surtout jusqu’au 4ème livre, seront soumis à ce « battement », qu’incarne l’aller-retour entre le rêve (son « illusion ») et le réveil (comme désillusion), qui finalement renvoient à une double incomplétude, à un double inaccomplissement : le rêve semble être le signe de l’insuffisance énergétique du « réel », « si lograra dormir, /profusas imágenes en movimiento/darían plenitud/a la cosa soñada » (V, 25), mais son défaut, son incomplétude (« con una marca de tinta/señalo las puertas/de los sueños no cumplidos IV, 24), provoquent le retour violent vers un réel « totalitaire » (« la totalidad de lo visible », VII, 31), lui même marqué du signe de la carence « Al despertar abriré, /apenas tocando, lo marcado/y gritará: una rajadura/basta para entrar/al paisaje de lo incompleto » (IV, 24) dans un jeu incessant d’allers et de retours. Le corps, l’inconscient, se déploient dans ces espaces, traversé par des décharges d’énergie imaginales (projections, visions…) et de carences (paradoxalement, la solidité aveugle d’un réel  massif).
Et pourtant… le corps traversé par le rêve, si incomplet soit-il (comme expérience et par rapport aux possibles qu’il dégage), est bien le territoire privilégié d’opérations complexes susceptibles d’inverser les polarités, ainsi dans le dernier poème du livre II :

 Algunas noches materializo
como excesos las cosas
que encuentro escasas en el día
[…]
De lo que abunda en el día
hago un inventario
que mastico
haciendo ruido con los dientes
mientras duermo (XII, 36). 

La voix poématique peut dès lors affirmer cette confiance principielle : « He amanecido celebrando este cuerpo/que me hace libre de celebrar » (XII, 36). La continuité entre le sommeil et la veille, la mastication continue de l’animal humain, rappelle évidemment l’importance physiologique (très présente dans Spinoza), la « rumination » du réel, son emprise sur les flux vitaux, la nécessité au sens premier (« paso hambre/no encuentro donde dormir/nadie me recibe », IX, 33), comme « désir » fondateur. Cet impératif est aussi un élément plurivalent dans le texte lukinien : comme déclencheur de l’écriture, fondation d’un rapport vital, matériel, au langage (« hurgo con la lengua/ en el lenguaje », XV, 43), on y reviendra, et moteur de socialisation : le rêve agit comme marqueur de l’insuffisance et comme potentialité de son dépassement : la « plenitud » de « la cosa soñada » (poème V) se projette comme une « table sale » :

Como una mesa sucia
donde han comido los amigos
la escena se expandiría
hacia los bordes: todo mesa
todo sucio de haber saciado
todo mantel el mundo (V, 25).

La dimension politique et éthique, qui n’est pas sans rappeler la poétique de Vallejo (la table, le partage, le foyer, la  communion, le communisme…), émerge du rêve comme u-topos, projet et projection, dans un geste de construction qu’initie le dernier poème du premier livre («Sueño con voluntad/mis sueños como una maqueta,/de vidas por armar », VI, 26) et dont la visée, déjà, est la « félicité » (« En mis sueños,/toda vida así construída/encuentra su arquitecto/y su felicidad », VI, 26), fidèle en cela à l’Éthique spinozienne, qui parcourt un large spectre qui va du bonheur « gaudium », comme contentement (« gozo », dans le texte lukinien) à la « beatitudo » (amour intellectuel de dieu -deus sive natura).
Si la carence fondatrice de l’humain est une constante dans le texte lukinien, il semble bien cependant que la dynamique du livre, à l’instar de celui de Spinoza, vise à une certaine conciliation entre l’homme et son destin. Le livre III propose une première conciliation qui passe par l’image du rêve partagé qui intègre l’individu, par un geste « éthique », c’est-à-dire adéquat, à une communauté de destins, « Algunos sueños son/mejores que otros, /porque parecen una fuerza natural/donde me pierdo/en otros que los sueñan conmigo ». il s’agit d’un rêve « adéquat », au sens où, à travers lui, le corps est traversé plus efficacement par l’énergie de l’absolu (essence et attributs) qu’est la nature (« fuerza natural »). Ceci est rendu possible,singulièrement dans ce « livre », par l’appel à l’autre et le don (« sueño con ser algo para alguien, /alguien para alguien /[…]// y poder proveer », XVII, 45). Le « livre » suivant (« Libro IV ») prolonge ce « pacto de amistad » (XIX, 51) qui consiste à faire du rêve, des rêves, un élément liant, unifiant, « sueño que puedo/unir lo que estaba separado » (ibid.) qui, à son tour, va caractériser le fonctionnement du corps-esprit

Todas las partes de mi cuerpo sueñan
al soñar gozo tanto como al estar
despierto, por eso insisto en una misma
melodía, sabiendo que es preciso
cautela para actuar.
Escribo : o bien callar o bien decirlo todo.

Y mi cuerpo goza cuando pienso (XXIV, 56).

Á travers le corps est restaurée ainsi une continuité profonde, jusqu’àlors entrevue, entre ses différentes parties, l’inconscient et le conscient, la jouissance physique et l’intellect, si jamais telle division fut jamais opérante. Le corps « peut », sa puissance d’agir, nécessite la prudence « cautela », présente dans l’emblème spinozien (les initiales, avec le « s » inversé, la rose, la devise : caute, prudemment), la Raison stratégique qui accorde l’éthique et le politique, ainsi dans le poème final : « sueño con medidas a tomar/limitadas y dispares:/es un sueño disciplinario […]./Hay ingenuidad en este sueño/que confía en los poderes de la comprensión » (« Corolario », 72).
Toutes ces oscillations (« lo pronunciado oscila y canta », XXVI, 62) sont fidèles aux flux énergétiques, aux interactions multiples qui scandent le rythme vital. Aussi, dans le poème de l’Appendice, peut-on interpréter les vers finaux « la perfección de mi sueño/está en que sueño » comme un redoublement de la définition spinozienne de la réalité : « par réalité et par perfection j’entends la même chose » (Partie II, déf. VI).

II

Présente aussi, au long du recueil et dans l’oeuvre entière de Liliana Lukin, une interrogation sur le langage, le langage poétique, le corps poétique du langage. De loin en loin, ou de proche en proche, les recueils se répondent, se font l’écho d’autres paroles, de la parole-rythme spinozienne, par exemple, dont on a dit comment les citations la font fonctionner, sur le mode de la variation, des territoires sémantiques. Tel poème de La Ética demostrada según el orden poético (X, 34) rappelle la poétique d’un recueil comme Teatro de operaciones, ou une strophe du poème XXIII de La Ética sera reprise dans El libro del buen amor (III, 8) :

no los placeres de la carne
en su doble música atonal
de ardor y penas,
sino esa construcción
de movimiento: lo vivo
en su ficción de voluntad

L’oeuvre fait ce qu’elle dit : unir, faire résonner/raisonner, accorder des ensembles sémantico-rythmiques. Le poète a affaire au langage, la Ética lukinienne ne déroge pas à cette interpellation du langage, ne serait-ce qu’en élaborant une « fiction , une « construction du mouvement », capable de lier, au delà des disjonctions, de dire « le vivant ». Ce projet, croyons-nous, est une trame dont on peut suivre les étapes dans le recueil.
La première image manifestement métapoétique (III, 23) lie l’écriture (« todo lo que escriba ») au liquide, à l’organique : « agua entre las /piedras criando musgo,/dejarla correr/suficiente en sí/misma -dicha- ». Mais il s’agit aussi, dès l’abord, d’un projet d’ordre politique -« todo lo que escriba será/usado en mi contra »-, dans un poème qui semble déployer le prénom Baruch-Benedictus, bénit, sujet de la « dicha », qui est aussi « bien dit » bene-dictus, dans ce latin qui lui sert à l’écriture, comme travail de libération-, c’est-à-dire, par où l’écriture se situe dans un espace historique et social : une écriture, un dit/un énoncé (dictum), qui est une contra-diction, un contre-discours face à aux interprétations littérales des Ecritures (contre lesquelles Spinoza s’élevait dans son Traité théologico-politique) et à l’injonction de la Lettre de l’excommunication.
L’inconscient de l’écriture revient « frapper à la porte » du poème suivant : « Con una marca de tinta/señalo las puertas/de los sueños no cumplidos/años de tinta, carbón, /años de sueños señalados ». L’encre fait retour comme liquide matriciel de l’écriture, et aussi comme ce qui tache, salit :  

sueños marcados que ensucian
lo no soñado aún,
pesadillas para recordar
que este trabajo es
inútil, que no es un trabajo
que la tiza, el carbón, la tinta,
manchan la mano que se ve  (VIII, 32).

La main, métonymie evidente du corps-esprit en acte, tachée, se voit confrontée, dans le poème, à une autre main, menaçante « invisible:/limpia, sin pies/ni cabeza »), qui semble vouloir effacer toute tentative d’inscription. Aussi faut-il que la tache, comme dépassement de la tache originelle, le péché, revienne, comme marque du réel. On se souvient de la « table sale » (« mesa sucia ») du cinquième poème qui, suivant un modèle d’expansion (« hacia los bordes ») ouvrait l’espace de l’échange, des flux communicationnels, avec les intensités du réel. C’est ce même schème que paraît suivre le poème XXVII, qui confirme l’ancrage organique de l’écriture :

Sobre la carne de mi sueño
amo. Una bestia errante
y pacífica pastando en los pliegues
se come los bordes de la infancia.
[…]
Mi sueño es un sueño
con los bordes marcados
levemente manchados
por la saliva de lo real (XXVII, 63).

Cette démarcation rappelle la porte (frontière-passage) du rêve, mais comme « bords », au pluriel, elle inaugure une série de «plis» qui frangent les espaces, les passages, entre le symbolique et l’organique. La tache (d’encre, de liquide, « sale » au sens aussi où le « sale » est la «satiété », « sucio », « sacia », « saciedad ») est la garantie organique, humanimale, de l’écriture : elle s’étend sur la page / la nappe du monde (elle fait monde dans les réseaux qu’elle induit), dans une rythmique « hachée », sensible déjà dans le recueil antérieur (Teatro de operaciones) où la forêt coupée est mise en regard de « l’ingéniérie naturelle » du corps ouvert. Ce langage qui s’effrange, fait comuniquer, à l’instar du rêve, les espaces d’expérience, s’ouvre, à l’image aussi du mouvement que nous avons cru déceler dans la première partie de cette étude, sur l’autre, la communauté des hommes, « el sueño de todos » (XIV, 42).
Nous avons vu que la troisième partie de La Ética… inclut dans son dispositif la présence de l’autre, ici l’autre qui écrit :  

Sueño con el que escribe,
desenvuelto de sí, desarropado,
incómodo por su falta de lugar,
lo sueño escuchando un habla
y como un eco, proliferar
entre las fuerzas que bien conoce
y de las que da constancia  (XVI, 44).

 Ce serait donc moi-même comme un autre, dans ce travail de dépouillement, de « danse » (« danzas que no alteran/el escenario desnudo », XVI, 44), par laquelle le corps est lieu de confluences, chambre d’écho d’un phrasé, d’une langue qui « prolifère », se ramifie, innerve le rêve. Mais le réveil met encore en péril l’équilibre atteint dans le rêve, en amoindrit la charge énergétique (« Al despertar, una tristeza/pertubará mi vida »). De même, dans le dernier poème de cette troisième partie, le don du livre s’énonce dans sa précarité : « él me alcanza un libro/que olvidaré nombrar/en la vigilia » (XVIII, 46).
La quatrième partie reprend le travail, inlassablement, et propose comme objet symbolique le « pont », le franchissement de la frontière, l’assemblage des territoires, le pont du langage, objet du rêve du poème initial :

Asi sueño que puedo
unir lo que estaba separado,
dar con la palabra
que cose sin más goce que dar :
el plato y el hambre con el vaso,
la sábana con el cuerpo,
el cuerpo
con la casa, y la palabra
con la voluntad (XIX, 51).

La construction utopique, empathique (dans le sens d’un pathos commun favorable, « las buenas pasiones »), donne toute sa valeur à la parole partagée du poème, à la chaîne qu’il compose par la concaténation phonétique et sémantique. Le pont, qui permet le va-et-vient est à l’image de la parole : « desposeídos: gente que labra,/en la oscura dificultad de un puente,/su ir y venir. La palabra/como ese ser en multitud es clara/y potente para mí » (XXIX, 65). Si l’encre était le matériau même, le liquide principiel du poème, la syntaxe dira, quant à elle, la circulation de la parole, dans sa fonction sociale et politique. Le mouvement du poème XXIII, par exemple, va séparer la « décomposition » aquatique de ce qui n’a pas été dit, l’inaccompli (dans un recueil bien antérieur, Liliana Lukin parlait d’une parole qui « pue » («apesta »)13 : celle qui était contrainte au silence sous la dictature), de la concrétion que suppose le poème :

geología del rango del deseo
la vida brillando por sus frutos
toda piedra en su encastre
levantando una torre de alegría
por la conjunción
entre una piedra y una mano
el desastre de los desánimos
atado al carro de la derrota

Cette concrétion -presque une épique, géomorphique et babélienne- est bien traversée, elle aussi, de « désir », susceptible, aussitôt que formée, de devenir, un peu plus loin, « juego de entornos infinitos » où «  lo pronunciado oscila y canta/inquietud y desvelo » (XXVI, 62). Une inquiétude (c’est à dire un mouvement et un souci) qui meut toute tentative d’écriture qui sait mesurer sa nécessaire insuffisance matérielle : « describo el sueño como puedo:/ya se sabe lo mal/que el lenguaje le hace/a su materia » (XXV, 61) -le risque qu’est tout poème  « en el peligro/concebido ».

y el arco tenso de la carne a la carne tiene
la última palabra
(El libro del buen amor) 

Beaucoup reste à dire sur le recueil de Liliana Lukin, ainsi faudrait-il ne serait-ce que préciser comment les citations de l’Éthique se diffusent dans la trame poétique, formant, elles-aussi, des concrétions de sens en devenir. Les derniers ouvrages de Lukin, mentionnés au début de ce travail, montrent exemplairement le mélange générique qui, dans Ensayo sobre el poder, produit un texte politique, en même temps qu’une fable métaphysique quand El libro del buen amor poursuit une intense réflexion sur le langage, sur la parole poétique tout particulièrement, mise en tension par un dispositif conceptuel (« serie negativa », « serie positiva »), mais vécue, dans une nouvelle tension interne, une nouvelle fois à même le corps, dans l’iridescence des sensations : « no lo que la lengua quiere/decir en tanto hiere o adhiere/sino la lengua, su poca/materialidad de madre/en el parto caliente de la boca »14 .