Sobre su obra

Jeux de miroir

Del prólogo del traductor, 2013
Por Jacques Ancet

Les clichés sur la littérature d’Amérique latine ont la vie
dure. Entre autres, l’inévitable adjectif « baroque » accolé à
tort et à travers à toutes ses productions littéraires et artistiques
et qui permet de proposer sous cette appellation non
contrôlée tous les textes dans lesquels l’usage de l’image, de
la métaphore débridée ou de la prolifération langagière jouent
un rôle prépondérant. Pourtant, si un certain nombre d’écrivains
du sous-continent peuvent facilement se retrouver dans
cette classification, tous n’y entrent pas et même s’en éloignent
considérablement. Liliana Lukin est de ceux-là.
Il suffit d’ouvrir cette petite anthologie pour s’en rendre
compte. Du premier poème (datant d’un recueil de 1981) au
dernier (de son livre tout récemment paru en 2012), c’est la
même écriture concise, incisive, coupante, qu’on retrouve à
chaque page. Ici, l’opération d’écriture s’apparente à une
opération chirurgicale dont chaque mot serait á la fois le scalpel et la matiére:

un mot
si on le garde longtemps
lâche des fèces
matières blessantes
à l’oeil et à l’oreille

Explorer le mot c’est explorer un corps qui double notre
propre corps et se confond avec lui. Il y a quelque chose
d’inquiétant dans ce travail de mise à nu du langage et du
corps (féminin, surtout). Les titres parlent d’eux-mêmes :
Pratiques douteuses (1981), Décomposition (1986), Trancher
dans le vif (1987), rhétorique érotique (2002), Théâtre d’opérations
sous-titré Anatomie et littérature (2007). Aucune envolée
rhétorique, donc, pas de ruissellement d’images, pas
ou très peu d’épanchements lyriques, mais des textes qui
s’offrent moins qu’ils réclament d’être peu à peu conquis
dans leur secrète alchimie.

Cette alchimie — travail conjoint de l’oeil et de l’oreille —
consiste en une mise en espace de la voix — en une calligraphie
de la voix. Cette voix invisible qui parle dans le poème,
qui parle le poème, se fait en le faisant — ce «mouvement de
la parole dans l’écriture» (Hopkins) dont l’écoute donne à
voir, nous offre un «théâtre d’opérations» diverses (visuelles,
sonores, textuelles, mentales, érotiques…), sur lequel se
«joue» (dans tous les sens du terme), toute cette oeuvre. D’où,
effectivement, ces jeux de miroir où notre réalité la plus intime
se révèle dans la distance même d’une mise en scène (souvent
accompagnée d’un remarquable travail d’illustration)
dont l’écriture et le corps sont l’espace privilégié:

Si les yeux laissaient leur sillage, comme une
larve de lumière, la femme dessinée verrait les fines
lignes de la surface de l’amour, et comprendrait
enfin la persistance d’un toucher,
déjà pressenti quand elle était seule.
Elle pourrait s’ouvrir devant d’autres, leur montrer
l’offrande, les preuves, le secret, elle pourrait
cesser de se couvrir pour donner à lire.
Mais ses yeux à lui n’écrivent pas : la prudence
leur interdit, leur demande de grâce pas
de traces. Lui oh, tristesse! préfère
l’ombre, son ingrate obscurité

C’est dire que la poésie de Liliana Lukin, se situe d’emblée
dans cette tradition de la méditation dont Unamuno en son
temps se réclamait également et qui, des mystiques espagnols,
des «Métaphysiques» anglais à Eliot, Cernuda ou Valente,
en passant par Leopardi, Wordsworth, Coleridge, Hopkins,
Rilke, Mallarmé ou Borges tend, selon lui, et contre tous les
dualismes qui nous parasitent, à sentir la pensée et penser le
sentir. Pareille «appréhension sensorielle de la pensée» (Eliot),
c’est sans doute de L’Ethique démontrée selon l’ordre
poétique qui nous en donne l’illustration la plus frappante et
la plus belle :

Je rêve d’une porte :
je ferme mon verrou
comme une clef.
Comme dans tous les
beaux rêves humains,
la porte donne sur un jardin.
Mais ma clef ouvre vers
l’intérieur, où il n’y a
qu’ombre, parfum et rumeur
de feuilles et de vent.

Moi qui ai été
chassé, exposé, j’aime le reste
de clarté qui rend possible
de voir le jardin où il n’y a
pas de jardin : j’aime
mon rejet, mon verrou,
le danger du texte
engendré.